À propos de l’auteur

Je suis Thomas Altenburger, je conçois des jeux vidéo et j’ai crée Flying Oak Games (FOG) avec Florian Hurtaut. On est surtout connu pour des jeux comme NeuroVoider ou ScourgeBringer, qui comptent pas loin d’un million de joueurs et joueuses.


Bien que mon expérience soit liée à la création de jeux vidéo, je pense que cela touche tous les milieux créatifs.

Le monde du jeu vidéo est connu pour broyer les gens. La plupart partent du milieu avant 30 ans. C’est assez rare d’y voir des gens de plus de 35 ans, et au delà de 40 c’est clairement une anomalie.

Quand j’ai commencé à bosser dans les jeux, j’étais au courant de cette « fatigue créative » mais je ne m’attendais pas à la vivre moi-même. Je me pensais mieux informé que les autres et je pensais avoir les clés de compréhension pour ne pas la subir et rester dans cette industrie que j’adore, pour toujours.

Mais nous y voilà. Malgré les succès, je suis en train de m’interroger sur ma présence dans un milieu que j’aime encore profondément et dans lequel je me sens à ma place (et c’était pas une mince affaire de trouver ma place). C’est comme savoir que mon plat préféré va me rendre malade si j’en mange.

Quand on réfléchit aux facteurs qui peuvent provoquer cette fatigue, on pense très souvent à la culture du crunch et à la charge de travail, mais ce n’est pas vraiment ça. Du point de vue d’un indépendant, c’en est même assez loin. Je suis assez chanceux pour n’avoir jamais fait de crunch. Je fais rarement des heures supplémentaires, et je considère que j’ai un train de vie globalement sain.

Et pourtant, toute mon âme se sent écrasée. Alors pourquoi ?

La passion, la culture du sacrifice, et le déni

Les créatifs bossent tous par passion, c’est ce qui nous anime. Notre société est construite autour de la croyance que les meilleures choses de la vie ne peuvent être obtenues que par le dévouement à la tâche et travailler dur pour y arriver. On glorifie aussi les grandes créations au point que avoir son nom affilié à l’une d’elle est un accomplissement pour lequel ca vaut le coup de se ruiner la santé.

On glorifie les artistes et leur dévouement, et on considère que l’on ne peut pas accomplir de grandes choses sans sacrifices. C’est une vision romantique de l’acte de création. On adore ce genre d’histoires, on en raffole, parce que c’est ce qui nous fait rêver et nous donne l’impression que nos rêves sont atteignables si on décide de bosser dur (c’est aussi une allégorie du marché libre et du capitalisme, mais c’est une autre histoire).

Les milieux créatifs sont bien au fait de tout ça et la culture du crunch est un exemple parfait de reproduction systémique de ce que la société veut nous faire croire, instrumentalisée par des méthodes de management.

J’ai été cette personne. J’ai été un grand rêveur (et je le suis toujours) avec une passion dévorante pour la création. Je pensais que si je visais la perfection, je ne pourrai pas échouer. Ou plutôt que l’échec était possible, mais savoir que je m’étais donné à 200% me permettrait de me dire que ce n’est pas de faute.

Au bout du compte tout ceci m’a conduit à un endroit différent du succès : la dépression.

Quand on commence à créer quelque chose dont on aimerait vivre, on a envie de réussir. On a besoin de réussir. Ça devient une obsession, une anxiété quotidienne. Alors on commence à se renseigner et apprendre sur tous les sujets pour que ça marche : le marketing, la communication, la distribution, la gestion de communauté… tout ce qui peut avoir un impact sur le fait qu’on pourra en vivre ou non. On commence à ne plus avoir confiance dans les autres, on n’a plus confiance dans les éditeurs, on pense que l’on peut tout faire mieux qu’eux. Alors on commence à tout faire soi-même, même si on a un éditeur ou d’autres personnes avec qui on travaille. On n’a pas envie qu’un échec soit à cause de nous même, et on a envie de croire que notre dévouement sera récompensé.

Puis notre première grosse création sort. Et on se plante. Méchamment.

On a tout fait correctement, et ça n’a pas marché. Alors on commence à blâmer les autres, comme l’éditeur, et la saturation du marché. Puis on commence à se blâmer soi-même d’avoir autant bossé.

Nos croyances commencent à s’effriter : le dévouement est un mythe, et quoi qu’on en pense, il y a une part de chance qui est plus grosse qu’on le voudrait.

Pire : la chance existe.